jeudi 2 avril 2009


Évitons la révolution !

En ces temps de crise, la France d’en haut est partagée entre deux attitudes : la peur et l’inconscience. Ceux qui ont peur tentent de dessiller les yeux de leurs voisins et semblables afin qu’ils n’ajoutent pas l’inutile provocation à l’injustice. La tâche est ardue car les bienheureux ont parfois la prise de conscience sociale laborieuse. Ils ont le plus grand mal à percevoir la colère qui monte. Ils n’entendent pas la violence des mots, ils ne savent pas interpréter les larmes ravalées des travailleurs floués, jetés comme des moins que rien après des vies entières d’efforts et de conscience professionnelle. C’est qu’il y a un monde entre l’absence de scrupules des uns, cette sorte d’inaptitude à la honte qui les caractérise, et l’intégrité des autres. Un homme au moins, patron lui-même, et inamovible conseiller du prince (quel que soit le prince), a conscience du péril. C’est Alain Minc. Dans une lettre ouverte publiée dans le Figaro, notre nouveau duc de Liancourt met en garde ses « amis de la classe dirigeante » [1]. « Nul ne peut me soupçonner d’être votre ennemi », dit-il pour apprivoiser des esprits incrédules et sûrs de leur impunité. Puis Minc livre le fond de sa pensée : « Je suis aujourd’hui inquiet pour vous car je ne comprends ni vos réactions, ni vos raisonnements, ni – pardonnez-moi le mot – votre autisme. » C’est une véritable supplique qu’il adresse à ses amis les grands patrons. On pourrait la résumer d’une formule : « Renoncez à l’accessoire pour sauver l’essentiel. » Le propos n’est pas exempt de cynisme. Les grands patrons ne sont pas désignés comme des coupables qui auraient réellement mal acquis leur richesse sur le dos de leurs salariés, mais comme des malheureux « boucs émissaires » que les révolutions finissent par dévorer.

Quant à la colère du peuple, elle n’est, sous sa plume, qu’un « grondement populiste » attisé par « la rancœur des aigris ». Mais la démarche est cependant empreinte d’une certaine gravité et nourrie par le sens de l’histoire. Elle est symptomatique de l’état d’esprit d’une partie des élites, non seulement de ce pays, mais des grandes puissances en général. Son discours et sa stratégie – que l’on pourrait appeler la stratégie du dos rond – illustrent parfaitement ce qui se prépare dans le G20 qui se tient jeudi à Londres. Le sommet des vingt pays les plus puissants de la planète s’apprête lui aussi à faire le dos rond pour sauver le capitalisme. On y proposera de « contrôler les fonds spéculatifs », mais évidemment pas de les supprimer ; de « moraliser » les rémunérations abusives, jamais d’en changer la nature. Et moins encore de plafonner les revenus les plus élevés. La France, dans cette affaire, joue parfaitement sa partition. Le décret annoncé à grand renfort de publicité pour « encadrer » les rémunérations des patrons apparaît, plus encore qu’on ne pouvait l’imaginer, comme une vile manœuvre destinée à tromper l’opinion publique. Il ne s’appliquera guère qu’aux entreprises aidées d’une façon ou d’une autre par l’État. Autrement dit, quelques grandes banques et les firmes automobiles. Les malheureux patrons de ces sociétés seront provisoirement privés de stock-options et d’actions gratuites jusqu’à fin 2010. La France invente le « décret à durée déterminée ». Pour le reste, comme le dit joliment notre confrère le Monde, le gouvernement s’en remet « à la poigne du Medef ». Ce qui nous rassure pleinement…

Nous sommes très exactement dans la transposition politico-économique du discours d’Alain Minc. C’est le langage de la connivence. Laissons passer l’orage. Nicolas Sarkozy, comme Alain Minc, comme les dirigeants du G20, pointe méchamment l’écume du système pour ne pas atteindre la vague. Un seul exemple : ces stock-options qu’il faudrait évidemment interdire, non pas seulement parce qu’elles enrichissent scandaleusement des patrons, mais parce qu’elles les transforment en financiers, plus soucieux de la valeur de l’action que de la stratégie de l’entreprise. Et parce que cette métamorphose du patron en actionnaire est au cœur du transfert des richesses du travail vers le capital. Tout au plus, il s’agit de circonvenir l’opinion. Les mots peuvent abuser. Comme la dénonciation par les politiques de quelques grands patrons aveuglés par un statut social extravagant. Car ce n’est pas là le moindre paradoxe de la situation. Ce sont les politiques qui font de cette poignée d’inconscients des « boucs émissaires ». Sacrifier quelques têtes pour mieux sauver l’édifice : c’est un classique. La mystification n’est pas forcément condamnée à l’échec. Faute d’opposition, et de véritables propositions alternatives, il n’est pas invraisemblable que le fameux décret arrivé à son terme, le capitalisme financier reprenne des couleurs. Si les amis de M. Minc ne font pas de grosses bêtises. À moins que l’ampleur de la crise sociale à venir ne balaie finalement toutes les stratégies en trompe-l’œil.

Par Denis Sieffert

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