mardi 10 mai 2011


Cadres : la Cour de cassation saisie sur le forfait-jour

Le 8 juin, la chambre sociale de la Cour de cassation examinera le cas d'un cadre commercial, salarié d'IMV Technologies, une société de biotechnologies. Démissionnaire en 2006, celui-ci réclame à son employeur le paiement d'heures supplémentaires.

Comme 11 % des salariés (essentiellement des commerciaux, consultants, certains ingénieurs et informaticiens…), ce cadre travaillait sous un régime particulier, baptisé "forfait-jour". Ce système consiste à rémunérer les salariés sur la base du nombre de jours travaillés dans l'année, ce qui exclut par définition un décompte en heures et, par conséquent, le paiement d'heures supplémentaires. C'est, du moins, l'argument avancé par le conseil des prud'hommes d'Alençon, puis par la cour d'appel de Caen, pour le débouter. Le salarié avait décidé de se pourvoir en cassation.

Dans l'arrêt attendu mi-juillet, la haute juridiction pourrait valider la position de la cour d'appel, ou pas. Toutefois, une autre possibilité se profile, qui, même si elle n'est pas certaine à ce jour, rend déjà les patrons nerveux. La Cour de cassation n'a en effet pas caché qu'elle pourrait à cette occasion se saisir d'office d'une question plus vaste que celle posée par ce salarié : la licéité même du forfait-jour.

LA DURÉE DU TRAVAIL NE DOIT PAS ÊTRE "DÉRAISONNABLE"

Cette éventualité repose sur le fait que, depuis 2000, le Comité européen des droits sociaux (CEDS) a jugé à quatre reprises, en réponse aux réclamations portées par la CGT et la CGC, que la France violait la Charte européenne des droits sociaux avec ce dispositif – unique en Europe – des forfaits-jours. Sans que le gouvernement s'en émeuve.

Ratifiée par la France, la Charte prévoit que la durée du travail ne doit pas être "déraisonnable". Or, la loi française autorise le salarié en forfait-jour à travailler jusqu'à soixante-dix-huit heures par semaine, sans paiement d'heures supplémentaires. Une durée "manifestement excessive pour être qualifiée de raisonnable", souligne le Comité dans sa dernière décision, le 14janvier 2011.

Mais le gouvernement n'a toujours pas l'intention de réagir ni, selon lui, de raison pour le faire. "En moyenne sur l'année, indique Jean-Denis Combrexelle, directeur général du travail, les cadres en forfait-jour ne dépassent pas la limite communautaire de quarante-huit heures par semaine". Etrange chiffrage, dans la mesure où le forfait-jour ne prévoit pas le décompte des heures.

La France reste d'autant plus stoïque qu'aucune sanction n'est prévue en cas de violation de la Charte. Mais, pour Jean-François Akandji-Kombé, doyen de la faculté de droit de l'université de Caen, "l'application de la Charte n'en reste pas moins obligatoire. Cela peut passer par le législateur ou par le juge", qui pourrait donc être la Cour de cassation. Et si celle-ci se saisit de cette question, elle ne pourrait que suivre la décision du CEDS et invalider le forfait-jour.

DÉVELOPPEMENT DES CONTENTIEUX

Les cadres en forfait-jour pourraient alors exiger le paiement d'heures supplémentaires sur les cinq dernières années, s'ils disposent d'éléments sur leurs heures de travail. "Le coût serait énorme pour les employeurs, et la responsabilité financière de l'Etat pourrait être engagée", observe Sylvain Niel, avocat associé au cabinet Fidal. La loi, les accords collectifs… tout serait à revoir. Un cauchemar pour Jean-Eudes du Mesnil, secrétaire général de la Confédération générale des petites et moyennes entreprises (CGPME): "Les entreprises ont besoin de stabilité juridique", plaide-t-il.

C'est pourtant la période actuelle qui est instable. "Les contentieux vont se développer, observe Hervé Gosselin, conseiller à la chambre sociale de la Cour de cassation. Dans ce contexte, soit nous ne soulevons pas la question de la licéité du forfait-jour. S'annoncent alors deux années d'instabilité juridique, car les juges prendront des décisions différentes jusqu'à ce qu'une affaire arrive jusqu'en cassation. Soit nous estimons que les éléments de droit sont connus et qu'il vaut mieux ne pas attendre." La cour de cassation ne pourrait alors que suivre le CEDS et invalider le forfait-jour.

Il faudrait alors limiter le forfait-jour pour le rendre conforme à la Charte, comme le souhaitent la CGT et la CGC. Les deux syndicats s'inquiétant des atteintes à la santé des salariés provoquées par "le travail sans limite". "Il est tout à fait possible de fixer une durée du travail hebdomadaire maximale ou bien de rallonger le temps de repos minimal, tout en maintenant un nombre de jours travaillés", suggère Michel Miné, professeur de droit du travail au Conservatoire national des arts et métiers.

Même si la Cour de cassation décidait d'attendre, le débat est désormais lancé. Et les avocats savent qu'ils peuvent invoquer les décisions de la CEDS pour défendre les salariés.

Francine Aizicovici

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