Le Monde Economie
Réformer le marché du travail
Certains
événements, qui auraient pu passer inaperçus dans un autre contexte, prennent
parfois une ampleur médiatique imprévisible, et sont perçus, à tort ou à
raison, comme les révélateurs de phénomènes de société. Ainsi, les suicides au
travail qui ont marqué l'actualité de ces dernières années ont conduit, bien
au-delà des événements individuels dramatiques pour les personnes et leurs
familles, à la cristallisation du débat sur l'ensemble des relations du
travail. L'attention s'est alors portée sur l'existence réelle ou supposée de
tensions au sein du monde du travail français.
En effet, les
indicateurs internationaux révèlent une anomalie du modèle français de gestion
de l'environnement professionnel. Notamment, les travailleurs français sont
globalement plus insatisfaits de leur emploi que leurs pairs européens, et sont
même parmi les plus stressés au monde, selon différentes enquêtes
internationales et convergentes.
Par exemple,
selon l'enquête International Social Survey Program de 2005, la France est
l'endroit où le plus de salariés déclarent que leur emploi les stresse parmi 32
pays développés ! Le constat semble d'autant plus paradoxal que selon de
nombreux indicateurs objectifs, les conditions de travail sont en apparence
favorables aux salariés : par rapport aux Européens, les Français travaillent
moins d'heures, sont moins souvent mobilisés le week-end et ont généralement
des rythmes de travail moins soutenus.
Selon une
autre enquête de 2005 sur les conditions de travail en Europe, plus de 70 % des
travailleurs déclarent même que le travail a une incidence sur leur santé à
cause du stress, ce qui place la France dans le premier tiers européen. Cette
spécificité française est plus particulièrement marquée dans les petites
entreprises (de 10 à 49 salariés) où cette proportion atteint 73 %, contre 66 %
en moyenne en Europe, et surtout dans les grandes entreprises (plus de 250
salariés) où la proportion atteint 83 %, contre toujours 66 % dans le reste de
l'Europe. En revanche, les entreprises de taille intermédiaire se situent dans
la moyenne européenne.
Cette
apparente anomalie entre la perception des salariés et les conditions dans
lesquelles ils travaillent s'explique en partie par le déficit de dialogue au
sein de l'entreprise française, qui est nettement plus marqué que dans les
autres pays : les salariés estiment parfois ne pas pouvoir compter sur l'aide
de leurs managers, regrettent aussi le manque de soutien de leurs collègues et,
dans les petites et moyennes entreprises (PME), disent ne pas pouvoir compter
sur leurs syndicats et ont souvent peu de contacts avec des représentants du
personnel.
Si la
situation au sein des PME peut s'expliquer en partie par la faible
représentation syndicale, cela ne peut rendre compte du stress dans les grandes
entreprises. Sur ce dernier point, notre analyse est que le coût élevé des
licenciements économiques pour les grandes entreprises a conduit de facto à une
surutilisation du licenciement pour motif personnel au début des années 2000 et
a contribué à détériorer le climat social dans les entreprises les plus en
difficulté.
Cela les a
aussi conduits à privilégier l'évaluation du travail par des objectifs chiffrés
plutôt que qualitatifs, ce qui pèse en retour sur le stress des salariés. La
réforme de la rupture conventionnelle de 2008 a partiellement enrayé ce
phénomène de recours au licenciement pour motif personnel.
Pour
améliorer les relations au travail, des réformes ambitieuses du code du travail
sont nécessaires. Malgré une inflation de textes (il existait en France en 2011
près de 5 000 textes législatifs ou réglementaires, décrets ou accords de
branche, à comparer avec 3 097 en Belgique, 2 073 au Canada et 681 en Suisse)
et une frénésie de réformes puisque plus de 2 400 de ces textes ont évolué
depuis 2000, le code du travail, en effet, ne protège pas les salariés. Ces
nécessaires réformes ne peuvent cependant pas être menées une par une. Car le
passé a montré qu'elles restent très partielles et éloignées des objectifs
initiaux.
Pour lutter
contre le stress, la clé est la mobilité, et les réformes devraient porter en
priorité sur les dispositifs permettant d'accompagner les mobilités
professionnelles des salariés, afin qu'elles jouent leur rôle d'assurance
contre les situations de conflits ou de désaccord. En matière de formation
professionnelle, il faut inciter financièrement les entreprises à jouer le jeu
du développement et de la transférabilité des compétences d'une entreprise à
l'autre ou d'une branche à l'autre.
La rupture
conventionnelle, récemment critiquée pour son coût, est un moyen de rompre les
situations bloquées entre un salarié et son employeur dans un marché du travail
insuffisamment fluide - son principe, moyennant des adaptations, ne devrait pas
être remis en cause tant que le reste du code du travail entraîne les situations
de tension.
Il faut aussi
poursuivre la transformation des droits acquis au titre de l'expérience
professionnelle : ceux-ci doivent être non pas basés sur l'ancienneté dans
l'entreprise, mais refléter toute la carrière des salariés.
Enfin, nous
appelons à une réflexion sur la surutilisation des indicateurs chiffrés de
performance, et sur la persistance de structures hiérarchiques figées et
autoritaires, génératrices de stress. La multiplication des dispositifs
législatifs et réglementaires contre le harcèlement moral ne sont, en revanche,
pas efficaces et ne constituent pas une piste viable de régulation.
Le
quinquennat qui commence devrait débuter par une large réflexion sur le
diagnostic d'échec du code du travail, et viser à adapter celui-ci au XXIe
siècle.
Etienne Wasmer
Sciences
Po Paris
Étienne
Wasmer
est
professeur à Sciences Po, auteur de l'étude Insatisfaction au travail :
sortir de l'exception française, publiée
par l'Institut Montaigne, parue en mai 2012
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