Suzanne Masson, une militante d'avant-garde
Le 1er
novembre 1943 dans la cour d’une prison de Hambourg, une femme de 42 ans
est décapitée. Elle s’appelait Suzanne Masson. Si nous évoquons sa
mémoire, 70 ans plus tard, ce n’est pas simplement pour honorer cette
image de martyr, mais pour prendre la mesure du parcours de cette femme
de courage et de caractère. Cette personnalité forte, engagée, curieuse,
rebelle, vivant pleinement son temps.
Comment réduire son image à celle
d’une victime de la barbarie ?
Les rares photos d’elle que nous
possédons, en noir et blanc, ne peuvent traduire l’épaisseur d’une vie
et le sens qu’elle a su lui donner. Dès l’entrée à l’école communale, le
caractère de Zette, comme ses proches l’appelleront, s’affirme.
Indépendante, elle préfère les jouets mécaniques aux poupées et
accompagner son père à la pêche ou dans de grandes ballades. Mais, le
1er juillet 1910 celui-ci quitte la maison. Nul ne sait ce qu’il est
devenu. C’est un drame pour toute la famille qui se réfugie à
Courbevoie, chez la grand-mère paternelle. A l’école, Suzanne est
indisciplinée, peu sensible à l’éducation catholique. En 1913, elle est
reçue au concours des bourses mais y renonce au bénéfice de sa jeune
sœur. Suzanne suit des cours de dessin industriel et prépare l’école
centrale, une filière qui à l’époque est réservée aux hommes.
En 1919, elle décide de gagner sa vie
et, détentrice d’un brevet professionnel de dessin industriel, entre
chez Thirion avant de rejoindre, en 1924, le bureau d’étude de Rateau à
la Courneuve. L’entreprise est en plein boum suite aux innovations
issues de la guerre dans les secteurs de l’automobile et de l’aviation.
Suzanne est technicienne et sa compétence, dans ce laboratoire de haute
qualification, est reconnue. C’est alors qu’elle adhère à l’Union
Syndicale des techniciens de l’industrie, du commerce et de
l’agriculture qui travaille étroitement avec la CGTU. Suzanne est une
femme engagée, une de ces femmes que l’on dit moderne, trop moderne pour
certains. Ainsi, elle achète une moto avec side-car pour se déplacer,
promener sa mère et sa sœur, descendre en Bretagne.
En février 1934, suite à l‘affaire
Stavisky, face à la montée de l’extrême droite, elle manifeste et décide
d’adhérer au Parti Communiste Français. En 1936, c’est la victoire du
Front Populaire. Face au patronat et à ses tentatives de lock-out, la
grève se fait sur le tas avec occupation des usines. Chez Rateau, sur
les 1.360 salariés, 525 ouvriers et 380 employés sont en grève. Suzanne
est élue membre du comité de grève et de la commission exécutive du
syndicat des métaux de la Courneuve. C’est elle qui prend la parole dans
les entreprises à forte concentration féminine.
A cette époque, le syndicat des métaux
parisien passe de 10.000 adhérents à 250.000 en quelques mois.Membre de
la commission exécutive, elle participe à la mise en œuvre des
décisions. La priorité est de répondre aux besoins des métallos et de
leurs familles. L’argent est aussitôt investi dans les réalisations
sociales : le 94 rue d’Angoulême, qui deviendra la rue Jean Pierre
Timbaud, la propriété de Vouzeron, maison de convalescence, le domaine
de Baillet et son parc de loisirs près de Paris, l’aéroclub de
Persan-Beaumont, l’école de formation qui donne des cours gratuits et
forme aux métiers de l’aéronautique, la policlinique des métallurgistes
et le dispensaire, rue des Bluets. Dirigeante du syndicat, Suzanne donne
aussi, le soir, des cours de dessin industriel.
Lorsqu’en juillet 36, Franco lance son
coup d’état contre la République espagnole, elle soutient et assiste les
volontaires qui s’engagent dans les brigades internationales. La
solidarité gagne les usines. Elle est responsable des fonds collectés à
destination du peuple espagnol avant d’organiser l’accueil des enfants
des combattants républicains.
Chez
Rateau, Suzanne est privée de sa fonction de dessinatrice et reléguée
aux archives. En l’isolant, la direction souhaite la neutraliser. La
remise en cause des acquis sociaux et le blocage des salaires entrainent
de forts mouvements durement réprimés par les forces de l’ordre. La CGT
décide d’une grande grève de 24h pour le 30 novembre. Suzanne entraine
avec elle 350 salariés de chez Rateau. Mais la grève est un échec et le
couperet tombe.: les 350 sont licenciés dès le lendemain. Grace à la
réaction solidaire, la plupart seront réintégrés dans les jours qui
suivent mais pas Suzanne. Pour elle, on évoque un prétexte.: elle a
quitté l’usine avec la clef des archives empêchant ainsi les
non-grévistes de travailler. Un de ses camarades de chez Rateau dira :
«Suzanne était unanimement respectée. Lors de son renvoi après les
grèves de 1938, un coup très dur a été porté à la section syndicale CGT
et, dans les moments aussi critiques, sa compétence, sa connaissance des
problèmes sociaux nous ont fait terriblement défaut.» Au niveau
national, la répression est féroce : 100.000 licenciements, 1.700
travailleurs traduits devant les tribunaux et 800 condamnations à des
peines de prison ferme. Suzanne est sur la liste noire.
Désormais les portes des usines sont
fermées pour elle. Elle devient donc monitrice à temps plein à l’école
professionnelle des métallos CGT, impasse de la Baleine. Elle est
attachée à un principe : ce n’est pas en condamnant que l’on réforme,
mais en instruisant. Mais la course à l’abîme se poursuit.
Le 3 septembre 1939, la France entre en
guerre, le 21 la VO est interdite, le 26 le PCF est dissous. Début
octobre, des centaines d’élus et de militants sont emprisonnés. Suzanne
est inculpée avec des camarades de Rateau pour «atteinte à la sureté de
l’Etat et espionnage». Faute de preuve le non lieu est rendu. Ce sera
l’occasion pour Suzanne de déclarer : «l’avenir vous montrera que
les communistes sont les meilleurs français restés fidèles à
l’internationalisme et à leur patrie». Le 14 juin 1940, Paris est aux
mains des allemands. Elle écrira : «nous sommes trahis, le gouvernement
laisse à l’ennemi les usines en état de marche…».
Elle rentre ainsi dans la clandestinité et la résistance. Une ancienne de la Courneuve raconte : «Rentrée
à Paris début 41, je pris contact avec le «triangle» du quartier de
Flandres, où un camarade me dit qu’Il y a une fille du tonnerre
boulevard Mac Donald. Et que je devrais prendre contact avec elle. Je
lui fis donner rendez-vous dans les abattoirs de la Villette. Notre
surprise fut grande de nous retrouver ainsi.»
Distribution de tracts, de l’huma
clandestine, de la VO, ports de valises d’armes ou de munitions,
liaisons diverses, on reproche parfois à Suzanne sa témérité et ses
excès de confiance. Un camarade témoigne : «de sa fenêtre au
rez-de-chaussée, Zette enjambait la barre d’appui et allait nourrir les
chats affamés qui fréquentaient le terrain en contrebas de la ligne de
chemin de fer de l’Est. Pour les bêtes errantes, elle y avait construit,
avec des caisses, un refuge qui dissimulait en fait une cache dans
laquelle elle déposait matériels et papiers compromettants. Par mesure
de sécurité, Suzanne et ses camarades s’étaient convenus d’un signal. A
la fenêtre de sa cuisine donnant sur une petite cour, elle avait tendu
une corde à linge sur laquelle elle accrochait un torchon blanc,
signifiant que la voie était libre. En cas d’alerte, elle retirait le
torchon.»
Le 5 février 1942, la police française
fait irruption chez elle. Négligeant la fouille systématique du studio,
ils vont directement vers la cache dans le jardinet. C’est une
dénonciation. Elle réunit quelques affaires et décroche le torchon blanc
sur la corde à linge. Les policiers feront le guet en vain pendant une
semaine. En partant, menottes aux poignets, elle glisse à la concierge.:
«pensez à nourrir les chats». Emprisonnée à la Roquette, elle est
livrée, fin février, par les autorités françaises à la gestapo. Suzanne
est à l’isolement à la prison de la Santé, dans un cachot durant 3 mois.
Pas d’exercice, peu de sommeil et d’alimentation, sa santé se dégrade.
En juin, elle est emmenée en Allemagne. Le voyage durera plus d’un mois. Une de ses compagnes racontera : «dans
ce convoi de non jugées, composé de onze femmes… Je fis le triste
voyage dans le compartiment où se trouvait Suzanne Masson. Elle n’était
nullement abattue, bien qu’amaigrie par le régime du secret. Un espoir
des plus tenaces la soutenait.: l’espoir de la victoire. Son sort la
préoccupait peu ; elle redonnait confiance à celles qui semblaient
faiblir.» Une autre confiera les impressions qu’elle suscitait.: «Grande,
svelte, yeux bleus et profonds, et belle, d’une beauté toute
intérieure. Moralement Suzanne rayonnait sur les autres prisonnières,
qui, même de convictions différentes, l’admiraient. Elle était admirable
de fermeté, de clairvoyance et d’intelligence et elle communiquait sa
force aux êtres qui l’entouraient».
Le 13 juin, elle arrive à la prison de
Lubeck où son acte d’accusation est prononcé : détention d’arme, appel à
la résistance contre l’occupant allemand en France, liaisons
clandestines avec le Parti Communiste Français. Suzanne déclarera devant
ses accusateurs : «je saisis avec plaisir l’occasion qui m’est
donnée de déclarer encore une fois qu’à mon avis, je n’ai fait que mon
devoir de française vis-à-vis de ma patrie et de communiste vis-à-vis de
l’humanité. J’ai toujours agit sans aucune haine pour le peuple
allemand que j’estime à sa juste valeur». Appelée à la barre, elle
répond avec tant de fermeté, de précision et de maitrise d’elle même,
que le président du tribunal l’assure de l’estime des juges. Elle se
sait condamnée à mort et en aucun cas ne sollicitera de recours en
grâce. Le 28 octobre 1943, elle part pour Hambourg.Le lundi 1er novembre
à 18h la hache tombe. Suzanne n’est plus.
En 1946, à titre posthume, elle est
citée à l’ordre du mérite et nommée Chevalier de la légion d’honneur par
A. Croizat, ministre des Travailleurs. Elle n’aura vécu que la première
moitié de son siècle mais avec enthousiasme et détermination. Dans une
époque où l’on voulait la femme soumise par la tradition et le code
civil, où on ne lui reconnait aucun rôle social, Suzanne a su maitriser
son destin sans cultiver une guerre des sexes. Femme dans un milieu
d’hommes, blouse blanche dans un milieu de cols bleus, enseignante dans
un mouvement ouvrier peu préoccupé de formation professionnelle, elle a
gagné, par son mérite et son engagement, de figurer en bonne place dans
le grand livre de l’histoire des métallos.
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