Par François Morel, France Inter – 29 avril 2012
Papa, je t’écris une lettre que tu liras peut-être, vu que tu as tout ton temps depuis que tu es parti au ciel. Je dis au ciel par licence poétique, en réalité tu es au cimetière. Le ciel tu n’y croyais pas, mais tu le regardais quand même, pour savoir s’il allait pleuvoir, s’il allait faire beau, si c’était le moment de partir à la pêche ou au jardin, si c’était le bon jour pour sortir la 4L du garage et pousser jusqu’à Granville et admirer la tempête transformer l’ordinaire en spectacle envoûtant quand les éléments se déchaînent et rendent lyrique le quotidien.
Papa, je me souviens qu’un soir, en 1965, en revenant de la gare où tu travaillais, et où tu avais tes copains, tu avais placardé sur la maison l’affiche de Mitterrand : « Un Président jeune pour une France moderne ». Tu voulais clairement, ostensiblement affirmer tes idées de gauche dans le village bas-normand, conservateur, gaulliste et catholique où nous habitions. Moi, ça ne me plaisait pas tellement. Si la jeunesse est audacieuse, l’enfance est assujettie. Le lendemain matin, la nuit portant conseil et dissipant les vapeurs révolutionnaires, tu avais retiré l’affiche ; maman était soulagée, moi aussi.
Papa, je me souviens qu’en 1969, tu étais énervé. Le choix entre Alain Poher et Georges Pompidou te rendait maussade. Je me souviens que tu répétais la formule de Jacques Duclos : « Bonnet blanc, blanc bonnet » et qu’au dépouillement tu avais eu des mots avec la dame catéchèse chez qui j’allais tous les jeudis après-midis.
Papa, je me souviens encore de mon embarras. Je me souviens qu’en 1974, bien sûr, tu n’étais pas giscardien, mais que tu avais du respect pour l’homme de Chamalières que tu jugeais intelligent. Toi, orphelin de père, et fils de garde-barrière, tu te sentis une sorte de proximité presque complice avec le descendant de Louis XV, sous prétexte que, comme toi, il était né en 1926 et que, par conséquent, tu pouvais l’appeler « la classe ». Ta profession de foi, cependant, n’avait pas changé, tes convictions étaient intactes. Tu annonçais ta couleur :
«Il faut toujours voter rouge, disais-tu, parce que ça rosit toujours. » Je me souviens que Georges Marchais te faisait rire et te vengeait.
Papa, je me souviens de la joie en 1981 que j’ai partagée avec toi. Je me souviens que les «lendemains qui chantent» ont chanté moins fort ; je me souviens que le Grand Soir ne faisait plus le poids devant les petits matins de la rigueur économique.
Papa, je voulais te dire que le candidat pour qui tu aurais sûrement voté au premier tour avait obtenu plus de 11 %. Il a appelé à voter pour le socialiste au second tour « sans rien demander en échange ». La formule a particulièrement surpris l’affairiste artiste dramatique Bernard Tapie pour qui la simple idée de ne «rien demander en échange» doit sembler ahurissante. Oui, papa, Bernard Tapie est toujours là, comme la rougeole et la tuberculose qui, elles aussi, sont revenues. Moi, je suis monté dans l’ascenseur social que tu rêvais de me voir emprunter. Même si ton émission culte était Les Grosses Têtes de Philippe Bouvard, tu serais sûrement fier de m’entendre parler ce matin sur France Inter. Le socialiste est bien placé pour le second tour mais Le Pen a une fille. Sous le pont Mirabeau coule toujours la Seine mais désormais la joie semble venir en même temps que la peine.
Je t’embrasse papa. Si au paradis des cheminots tu vois un nuage bien en vue, tu peux placarder dessus l’affiche « Un Président jeune pour une France moderne » ; maintenant je ne serais plus gêné, je serais même fier de toi. Je t’embrasse papa. Donne-nous du courage.
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