Et vous, vous êtes plutôt « Lourdes » ou plutôt « La Courneuve » ? Don Camillo ou Peppone ? Deux peuples en tout cas étaient de sortie ce week-end. Et il y avait ici et là de vagues ressemblances : campements de fortune, baluchons instables et visages hâves au petit matin, après une nuit sans sommeil. Mais entre la Fête de l’Huma et les messes papales, la comparaison s’arrête là. La coïncidence des dates offre tout juste l’occasion de pointer l’incroyable déséquilibre des traitements médiatiques entre ces deux France, celle qui croyait au ciel et celle qui n’y croyait pas. L’occasion aussi de dire un mot du débat sur la laïcité. Contrairement à ce que donnait à voir notre télévision, et même notre presse écrite, ils n’étaient pas moins nombreux du côté du parc de La Courneuve qu’aux abords de la basilique de l’Immaculée Conception. Mais nos caméras, ces jours-ci, étaient borgnes. Et nos objectifs terriblement subjectifs. Signe des temps, la grand-messe communiste, elle, ne fait plus recette dans nos médias. Tandis que notre nouveau pape, homme de toutes les régressions, accapare les unes et les ouvertures des journaux télévisés. Au point que ce monopole peut être facilement ressenti comme une agression par ceux qui ne croient pas, ou croient autrement, ou qui, chrétiens, ont une autre conception de leur religion. Cet envahissement de l’espace public est-il en soi attentatoire au principe de laïcité ? Oui. Il l’est à la manière de la publicité de marque qui tapisse les murs de nos villes et n’offre plus aucune échappatoire à nos regards. Vendredi, samedi et dimanche, c’était le pape gratuit et obligatoire pour tous.
La question de la laïcité se pose d’autant plus que les cadreurs de la télévision n’étaient pas seuls à emboîter le pas du « Très Saint Père ». Le président de notre République aussi était là avec ce zèle religieux qui transforme un voyage privé en affaire d’État, et le prosélytisme papal en opération politique. Car ce n’est pas tant le discours ultraréactionnaire de Benoît XVI qui inquiète, que le chœur que forme avec lui Nicolas Sarkozy. Depuis le discours de Latran par lequel, en décembre dernier, le Président français était allé, en notre nom à tous, faire allégeance philosophique à l’Église, nous savons à quoi nous en tenir [1]. C’est en cette circonstance, on s’en souvient, que le chef de l’État s’était approprié le concept de « laïcité positive » emprunté d’ailleurs sans vergogne à Benoît XVI lui-même. Mais le larcin n’est pas anodin car, en changeant de propriétaire, le « concept » change aussi de contenu. Que ce pape ne soit évidemment pas laïque ne nous étonne pas, et au fond nous laisse indifférent. Mais, dans la bouche de Nicolas Sarkozy, l’expression mue en offensive politique. Dans la phraséologie présidentielle, « les racines de la France sont essentiellement chrétiennes », c’est l’adverbe qui est le plus redoutable. La référence à un essentialisme religieux le rapproche étroitement de la vision des néoconservateurs américains. Or – pour emprunter indûment à Péguy – « tout ce qui commence en mystique finissant en politique », on sait à quelle politique conduit cette vision du monde.
En enjambant allègrement la Révolution française pour exalter la continuité avec l’Ancien Régime, Nicolas Sarkozy ne tient pas un propos sans conséquences. Effacez la Nuit du 4-août et vous avez le paquet fiscal. Célébrez saint Louis et les croisés, et vous avez les aspects positifs de la colonisation. L’histoire n’est jamais innocente. Et on aurait grand tort de penser que cette offensive idéologique est sans implication immédiate. Nous ne prenons donc pas à la légère cette affaire de « laïcité positive », d’autant qu’elle constitue une récidive. Mais, de la même façon, nous avons toujours marqué notre distance ici avec l’exaltation de la laïcité quand celle-ci devient quasi religieuse, et masque grossièrement d’autres objectifs. La laïcité prend tout son sens pour une femme ou un homme de gauche quand elle est consubstantielle au combat social. L’affichage intempestif de leur laïcité par des dirigeants socialistes qui ont abandonné toute ambition d’imposer un autre partage des richesses nous paraît donc suspect. Elle surgit comme un mauvais alibi, une colère surjouée qui cache de lâches renoncements. Comme nous paraît suspecte l’invocation de la laïcité – qui n’est pas la laïcité elle-même – quand il s’agit d’instrumentaliser la peur de l’islamisme. L’exemple récent de l’affaire du tribunal de Rennes qui aurait remis une audience « pour cause de ramadan » a fait promptement les unes de deux quotidiens. Le soufflé est certes rapidement retombé quand on a su qu’il y avait d’autres causes à ce report. Mais il n’y a que l’intention qui compte. Il est d’ailleurs piquant d’observer que cette « laïcité », mal invoquée, finit par jouer le même rôle que l’Église dans le discours de Nicolas Sarkozy : un signe d’appartenance à la « famille occidentale ».
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