mercredi 21 novembre 2012

Chez Michelin, les délégués des CHSCT brisent l'omerta




La CGT du fabricant de pneumatiques dénonce la pression qui s'est installée dans toutes les sphères de l'entreprise et l'absence de prise en compte de la souffrance des salariés, malgré ses mises en garde répétées. Les militants mettent notamment en question le lean management.

 


Ce sont des chiffres à faire perdre son légendaire sourire au Bibendum Michelin. En quatre mois, trois salariés du leader mondial de la production de pneumatiques ont mis fin à leurs jours. En juillet, un ouvrier de Clermont-Ferrand s'est pendu chez lui au matin de son retour de vacances. Fin septembre, c'est un technicien de Michelin Travel Partners, basé à Boulogne-Billancourt, qui s'est immolé par le feu. Dans la lettre qu'il a laissée, il évoque des problèmes au travail. Le mois suivant, c'est un responsable du personnel de Clermont-Ferrand qui s'est jeté d'un viaduc après avoir assisté au pot de départ d'un collègue. 

Et ces suicides ne sont pas des cas isolés. Depuis 2007, les délégués CGT des comités d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) du groupe en ont recensé 14. En cause, selon eux, la dégradation des conditions de travail et les méthodes de management du groupe. Un lien que réfute la direction, qui dément toute pression sur les salariés et rappelle la « complexité » des cas de suicides. « Ils touchent toutes les catégories socioprofessionnelles, ce qui montre bien qu'il y a un malaise général », rétorque Jean-Paul Cognet, délégué CGT à Clermont-Ferrand. Un malaise que la direction ne peut selon lui ignorer. La situation décrite par les délégués CGT des CHSCT du groupe, réunis en coordination la semaine dernière, a effectivement de quoi inquiéter. Le taux d'absentéisme est en hausse, de même que le nombre de salariés dirigés vers les services psychiatriques à l'issue d'une visite chez le médecin du travail. Chez les cadres, ce sont les cas de burn-out (épuisement professionnel) qui se multiplient, souvent passés sous silence. « On a un chef qui part en réunion et ne revient pas. La semaine suivante, on nous dit qu'il est en vacances puis on apprend qu'en fait il a craqué et s'est mis à pleurer en pleine réunion », raconte Richard Grangien, délégué à Cholet. Le turnover est aussi particulièrement élevé. « A Clermont-Ferrand, Michelin communique beaucoup sur le fait qu'il embauche 1 500 personnes par an. Mais, il y en a aussi 1 000 qui partent, dont certains sans doute parce qu'ils ne se sentent pas bien dans leur travail », estime Jean-Paul Cognet. 

Sur tous ces points, les délégués des CHSCT estiment avoir soulevé des questions sans obtenir de réponse satisfaisante. « La direction continue de mettre des pansements sur des jambes de bois en ouvrant des salles de gym ou en embauchant des concierges pour s'occuper du repassage. Sa réaction n'est pas à la hauteur de la situation », dénoncent-ils. « Nous sommes une entreprise particulièrement soucieuse du bien-être de ses salariés », assure pourtant la porte-parole du groupe, en évoquant de nombreuses mesures mises en place, notamment pour permettre aux salariés de trouver un équilibre entre vie professionnelle et vie privée. Déjà mis en cause en février 2010, Michelin avait proposé la même année un accord sur les risques psychosociaux. Un texte que la CGT a refusé de signer, estimant qu'il ne comportait pas suffisamment de dispositions contraignantes. 

Et dans les faits, la pression continue de s'accroître sur les salariés. Depuis 2005, le groupe a lancé un vaste programme d'amélioration de ses performances industrielles. Baptisé Michelin Manufacturing Way, celui-ci s'est progressivement étendu à l'ensemble de ses usines et consiste en une adaptation des principes du lean management. L'objectif est simple : réduire les coûts et augmenter l'efficacité de l'entreprise en rendant chaque salarié en partie responsable de ses résultats.
« Les ateliers ont été divisés en îlots de quelques personnes dans lesquels tout le monde est chef, responsable de la qualité ou des flux, sauf que personne n'a le poste ou le salaire correspondant », explique Claude Guillon, de l'usine de Tours. Avec un autre concept, le Bib' standard, les ouvriers se voient confier le réaménagement de leur poste de travail. « On prend par exemple une machine qui fabrique des pneus. Pendant quelques jours, les salariés qui l'utilisent doivent réfléchir aux améliorations possibles mais avec un budget ridicule. Au final, on déplace quelques trucs, on rajoute un néon et on repeint la machine en blanc et, deux mois plus tard, on demande aux ouvriers de faire douze pneus au lieu de dix sous prétexte qu'il y a eu ces changements », raconte Jean-Paul Cognet. Difficile ensuite pour les salariés de se plaindre des conditions de travail qu'ils ont eux-mêmes contribué à définir. 

Efficience, élan vers l'excellence, les grands programmes se succèdent, souvent synonymes de réduction d'effectifs et d'augmentation de la charge de travail. Ceux qui n'arrivent pas à suivre le rythme sont stigmatisés. « Chez Michelin, quand on a quelqu'un en détresse psychologique, au lieu de le laisser un peu tranquille, le temps qu'il retrouve ses repères, on s'acharne sur lui », tonne René Villesèche, délégué du CHSCT de l'usine du Puy-en-Velay, rappelant que le groupe a l'obligation légale de protéger la santé de ses salariés. C'est d'ailleurs pour le contraindre à prendre ses responsabilités que les délégués CGT des CHSCT ont décidé de témoigner des conditions de travail dans le groupe. « Quand on dit qu'on travaille chez Michelin, les gens ont des étoiles dans les yeux parce qu'à l'extérieur le groupe a encore l'image d'une entreprise bienveillante et paternaliste », souligne Jean-Paul Cognet. Une image qu'elle veille selon lui à ne pas écorner en « verrouillant la communication autour des suicides ». En prenant la parole, les délégués CGT espèrent réussir à briser « l'omerta » qui règne sur la question de la souffrance des salariés. Une première étape vers la remise en cause des méthodes de management du Bibendum.

Marion Perrier

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