Depuis 2003, le montant des dividendes versés aux actionnaires dépasse celui des investissements réalisés par les entreprises
La mise en œuvre d’un « choc de compétitivité » par une
baisse massive de cotisations sociales serait une impasse économique. Le
but véritable
de l’opération ?
Réduire la masse salariale pour mieux
servir le capital.
La crise appelle
un nouveau mode de développement.
Décryptage avec l’économiste Nasser Mansouri.
- À qui profite la compétitivité ?
« La crise systémique en cours doit nous faire réfléchir. Pour
reprendre une formule d’Einstein, on ne peut résoudre les problèmes avec
les modèles de pensée qui les ont engendrés. Nous sommes dans un monde
mondialisé où, sous la pression du capital et des firmes
multinationales, l’élément essentiel est devenu la mise en concurrence
des travailleurs et des systèmes socioproductifs, des régimes de
protection sociale, au bénéfice des firmes multinationales. La
compétitivité renvoie à cette conception : il faut être plus fort par
rapport aux autres. Mais qui va être gagnant, qui sera perdant ? En
regardant ce qui s’est passé au cours des trente dernières années, on
voit que les gagnants sont les détenteurs de capitaux et la partie la
plus riche de la population partout dans le monde. Et les perdants, les
salariés, les sans-emploi, les retraités. Une régression, dans la mesure
où les richesses créées par le travail sont de plus en plus accaparées
par les détenteurs de capitaux. Si on veut sortir de cette crise, ce qui
est en jeu, c’est de dépasser cette mise en concurrence des
travailleurs et des systèmes socioproductifs, et d’établir des
coopérations permettant le développement et le progrès social partout
dans le monde. Plutôt qu’en termes de compétitivité, mieux vaudrait donc
poser la question : quelle performance globale, ou quelle efficacité
économique et sociale pour répondre aux besoins qui s’expriment dans nos
sociétés, en France, en Europe ou dans le monde ? »
- Capital, travail, qu’est-ce qui coûte vraiment à l’économie française ?
« Les déterminants de la compétitivité sont de deux ressorts :
compétitivité coût et compétitivité hors coût. Bizarrement, lorsqu’on
parle de compétitivité coût, le débat est focalisé sur le coût du
travail. Or, il y a deux facteurs de production : le travail et le
capital. Qu’est-ce qui coûte vraiment à l’économie française ? Si on
prend le cas des entreprises non financières (industrielles et de
services), leur masse salariale a été multipliée par 3,6 depuis une
trentaine d’années. Pendant ce temps, la somme des dividendes versés aux
actionnaires a été multipliée par 20. Si le travail était vraiment
l’élément de blocage de l’économie, il aurait fallu que le rapport soit
inverse. Non, ce qui a coûté pendant ces trente années, c’est le capital
qui s’est accumulé et dont le coût s’est renchéri. Si on prend en
compte les revenus de propriété versés aux propriétaires, dont les
dividendes, ainsi que les charges d’intérêts des entreprises, on voit la
même chose : ces charges augmentent beaucoup plus vite que les autres
postes dans les comptes des sociétés. Et cela a un impact négatif sur
l’emploi et l’investissement : depuis 2003, le montant des dividendes
dépasse les investissements réalisés dans les entreprises. Quant à la
compétitivité hors coût, donc tout ce qui a trait à la qualification des
travailleurs, à la recherche et développement, à l’innovation, en
France, ce sont des éléments de faiblesse. Par exemple, les dépenses de
R&D représentent 2,21 % du PIB, contre 2,8 % en Allemagne, 3,4 % en
Suède, 3,9 % en Finlande, près de 3 % aux États-Unis et 3,5 % au Japon.
Rappelons que l’objectif de Lisbonne était de 3 %. »
- Un choc contre la rémunération du travail
« Les cotisations sociales, c’est du salaire socialisé. Quand le
patronat demande un choc de compétitivité en baissant de 40 milliards
les cotisations, cela signifie concrètement qu’il demande une baisse de
salaires, de la masse salariale, d’autant. Le coût sera reporté sur les
ménages, avec tous les effets négatifs que cela induit sur la
consommation, la demande intérieure, et in fine la croissance
économique. On nous dit qu’il faut le faire pour affronter la
concurrence. Mais cette baisse de cotisations, le patronat la demande
pour toutes les entreprises, tous les secteurs, même ceux qui ne sont
pas exportateurs et ne sont pas menacés par des concurrents qui
viendraient de l’extérieur. La concurrence est un prétexte : l’enjeu, en
vérité, c’est moins pour le travail, plus pour le capital. Admettons
qu’on baisse de 5 points par exemple les cotisations. Dans le secteur de
l’automobile, devenu déficitaire en quelques années, pour une voiture
vendue 10 000 euros, cela permettrait de baisser le prix de 60 euros.
Pense-t-on vraiment qu’on va résoudre comme cela notre déficit
commercial ? On cherche en réalité à éviter ce constat : les
constructeurs n’ont pas eu une stratégie de développement sur le long
terme, la politique de délocalisation a été désastreuse. Et derrière
cela, il y a la question fondamentale de la conception du travail :
est-ce un coût à réduire, ou bien un atout pour la société qu’il faut
valoriser ? »
- Le rôle clé de l’investissement public
« L’appel lancé récemment par 98 patrons dit : “L’État doit dépenser
moins.” Mais ils ne précisent pas quelles dépenses… L’investissement
public joue un rôle déterminant pour l’environnement des entreprises,
les infrastructures. Aujourd’hui, les deux tiers des investissements
publics sont réalisés par les collectivités locales, lesquelles sont
confrontées au problème de financement et ont du mal à avoir accès au
crédit bancaire. Par ailleurs, la puissance publique, État et
collectivités, accorde chaque année quelque 170 milliards d’euros aux
entreprises sous forme d’aides, abattements, exonérations. Pour quelle
efficacité ? Mais quand le patronat parle de diminuer les dépenses
publiques, il ne parle pas de celles-là. Dans la mesure où ils veulent
payer moins d’impôts, et ne veulent pas remettre en cause ce genre de
dépenses, l’économie porterait sur les dépenses socialement et
économiquement utiles. »
- Le contre-exemple de l’Allemagne
« Derrière la compétitivité, l’idée c’est que le salut viendrait
essentiellement des exportations, qu’on aurait besoin d’une stratégie
axée sur les exportations. Or, historiquement on le voit, une telle
stratégie ne permet pas d’avoir un développement équilibré. Les pays
exportateurs de pétrole en fournissent un exemple caricatural.
L’essentiel du commerce extérieur des pays européens se réalise en
Europe. Qu’est-ce que cela signifie ? Si tous les pays européens
voulaient exporter, cela conduirait à une stratégie d’appauvrissement
des voisins. Chacun voulant augmenter sa part sur un marché qui est
limité et qui se rétrécit avec la généralisation de l’austérité, tout le
monde ne peut gagner. On l’a vu en Allemagne avec la stratégie non
coopérative mise en œuvre dans les années 2000. En exerçant une forte
pression sur les salaires, l’Allemagne a augmenté ses
exportations,
mais au détriment des autres pays de l’UE, y compris la France. Et cela a
été aussi catastrophique pour les travailleurs allemands : il y a eu
affaiblissement de la consommation des ménages, donc de la demande, et
au final une récession plus forte outre-Rhin qu’en France, et la
précarité et la pauvreté se sont développées, avec, notamment, les
“emplois à deux euros”. On n’a pas besoin d’un “choc” de ce genre, mais
d’un nouveau mode de développement répondant aux besoins sociaux. »
- Changer de mode de développement
« Pour sortir de la crise, il faut changer de mode de développement.
Plusieurs leviers pour cela. Si on pense que la crise résulte de la
dévalorisation du travail, la clé pour en sortir est de revaloriser le
travail. Cela revêt plusieurs dimensions : l’emploi, et l’emploi
qualifié en particulier, les salaires, les conditions et le contenu du
travail. Pourquoi toujours chercher de la flexibilité du côté du travail
? La rentabilité exigée par les marchés financiers est considérée comme
intouchable, et il faudrait moduler le social en fonction de cette
exigence : voilà ce qu’il faut inverser. Deuxième levier : la promotion
de l’investissement productif, pris au sens large,– les équipements mais
aussi l’immatériel, la R&D, la qualification des salariés. Pour ces
deux objectifs, il faut se poser la question du financement : comment
changer la logique de l’intervention des banques, qui doit être la
promotion de l’investissement productif, de l’emploi qualifié, de la
recherche ? On voit l’importance d’avoir un pôle financier public. Le
taux de change de l’euro est également un facteur important. Toutes ces
questions renvoient aussi aux objectifs et au fonctionnement de la
Banque centrale européenne. Il faut aussi réformer la fiscalité, en
sorte que l’impôt sur les sociétés pénalise les entreprises qui
privilégient le versement de dividendes, plutôt que l’investissement
productif. Ici aussi des coordinations sont indispensables au niveau
européen. Enfin, si la politique économique peut créer un cadre
favorable, la stratégie des entreprises compte autant. Il est donc
important que les travailleurs puissent intervenir sur les choix de
gestion des entreprises afin qu’elles répondent aux exigences de la
société. »
propos recueillis par Yves Housson
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