samedi 10 novembre 2012

Rapport Gallois: compétitivité, un choc contre le travail (décryptage)


Depuis 2003, le montant des dividendes versés aux actionnaires dépasse celui des investissements réalisés par les entreprises

La mise en œuvre d’un « choc de compétitivité » par une baisse massive de cotisations sociales serait une impasse économique. Le but véritable 
de l’opération ? 
Réduire la masse salariale pour mieux servir le capital. 
La crise appelle 
un nouveau mode de développement. Décryptage avec l’économiste Nasser Mansouri.
  • À qui profite la compétitivité ?
« La crise systémique en cours doit nous faire réfléchir. Pour reprendre une formule d’Einstein, on ne peut résoudre les problèmes avec les modèles de pensée qui les ont engendrés. Nous sommes dans un monde mondialisé où, sous la pression du capital et des firmes multinationales, l’élément essentiel est devenu la mise en concurrence des travailleurs et des systèmes socioproductifs, des régimes de protection sociale, au bénéfice des firmes multinationales. La compétitivité renvoie à cette conception : il faut être plus fort par rapport aux autres. Mais qui va être gagnant, qui sera perdant ? En regardant ce qui s’est passé au cours des trente dernières années, on voit que les gagnants sont les détenteurs de capitaux et la partie la plus riche de la population partout dans le monde. Et les perdants, les salariés, les sans-emploi, les retraités. Une régression, dans la mesure où les richesses créées par le travail sont de plus en plus accaparées par les détenteurs de capitaux. Si on veut sortir de cette crise, ce qui est en jeu, c’est de dépasser cette mise en concurrence des travailleurs et des systèmes socioproductifs, et d’établir des coopérations permettant le développement et le progrès social partout dans le monde. Plutôt qu’en termes de compétitivité, mieux vaudrait donc poser la question : quelle performance globale, ou quelle efficacité économique et sociale pour répondre aux besoins qui s’expriment dans nos sociétés, en France, en Europe ou dans le monde ? »


  • Capital, travail, qu’est-ce qui coûte vraiment à l’économie française ?
« Les déterminants de la compétitivité sont de deux ressorts : compétitivité coût et compétitivité hors coût. Bizarrement, lorsqu’on parle de compétitivité coût, le débat est focalisé sur le coût du travail. Or, il y a deux facteurs de production : le travail et le capital. Qu’est-ce qui coûte vraiment à l’économie française ? Si on prend le cas des entreprises non financières (industrielles et de services), leur masse salariale a été multipliée par 3,6 depuis une trentaine d’années. Pendant ce temps, la somme des dividendes versés aux actionnaires a été multipliée par 20. Si le travail était vraiment l’élément de blocage de l’économie, il aurait fallu que le rapport soit inverse. Non, ce qui a coûté pendant ces trente années, c’est le capital qui s’est accumulé et dont le coût s’est renchéri. Si on prend en compte les revenus de propriété versés aux propriétaires, dont les dividendes, ainsi que les charges d’intérêts des entreprises, on voit la même chose : ces charges augmentent beaucoup plus vite que les autres postes dans les comptes des sociétés. Et cela a un impact négatif sur l’emploi et l’investissement : depuis 2003, le montant des dividendes dépasse les investissements réalisés dans les entreprises. Quant à la compétitivité hors coût, donc tout ce qui a trait à la qualification des travailleurs, à la recherche et développement, à l’innovation, en France, ce sont des éléments de faiblesse. Par exemple, les dépenses de R&D représentent 2,21 % du PIB, contre 2,8 % en Allemagne, 3,4 % en Suède, 3,9 % en Finlande, près de 3 % aux États-Unis et 3,5 % au Japon. Rappelons que l’objectif de Lisbonne était de 3 %. »


  • Un choc contre la rémunération du travail
« Les cotisations sociales, c’est du salaire socialisé. Quand le patronat demande un choc de compétitivité en baissant de 40 milliards les cotisations, cela signifie concrètement qu’il demande une baisse de salaires, de la masse salariale, d’autant. Le coût sera reporté sur les ménages, avec tous les effets négatifs que cela induit sur la consommation, la demande intérieure, et in fine la croissance économique. On nous dit qu’il faut le faire pour affronter la concurrence. Mais cette baisse de cotisations, le patronat la demande pour toutes les entreprises, tous les secteurs, même ceux qui ne sont pas exportateurs et ne sont pas menacés par des concurrents qui viendraient de l’extérieur. La concurrence est un prétexte : l’enjeu, en vérité, c’est moins pour le travail, plus pour le capital. Admettons qu’on baisse de 5 points par exemple les cotisations. Dans le secteur de l’automobile, devenu déficitaire en quelques années, pour une voiture vendue 10 000 euros, cela permettrait de baisser le prix de 60 euros. Pense-t-on vraiment qu’on va résoudre comme cela notre déficit commercial ? On cherche en réalité à éviter ce constat : les constructeurs n’ont pas eu une stratégie de développement sur le long terme, la politique de délocalisation a été désastreuse. Et derrière cela, il y a la question fondamentale de la conception du travail : est-ce un coût à réduire, ou bien un atout pour la société qu’il faut valoriser ? »
  • Le rôle clé de l’investissement public
« L’appel lancé récemment par 98 patrons dit : “L’État doit dépenser moins.” Mais ils ne précisent pas quelles dépenses… L’investissement public joue un rôle déterminant pour l’environnement des entreprises, les infrastructures. Aujourd’hui, les deux tiers des investissements publics sont réalisés par les collectivités locales, lesquelles sont confrontées au problème de financement et ont du mal à avoir accès au crédit bancaire. Par ailleurs, la puissance publique, État et collectivités, accorde chaque année quelque 170 milliards d’euros aux entreprises sous forme d’aides, abattements, exonérations. Pour quelle efficacité ? Mais quand le patronat parle de diminuer les dépenses publiques, il ne parle pas de celles-là. Dans la mesure où ils veulent payer moins d’impôts, et ne veulent pas remettre en cause ce genre de dépenses, l’économie porterait sur les dépenses socialement et économiquement utiles. »
  • Le contre-exemple de l’Allemagne
« Derrière la compétitivité, l’idée c’est que le salut viendrait essentiellement des exportations, qu’on aurait besoin d’une stratégie axée sur les exportations. Or, historiquement on le voit, une telle stratégie ne permet pas d’avoir un développement équilibré. Les pays exportateurs de pétrole en fournissent un exemple caricatural. L’essentiel du commerce extérieur des pays européens se réalise en Europe. Qu’est-ce que cela signifie ? Si tous les pays européens voulaient exporter, cela conduirait à une stratégie d’appauvrissement des voisins. Chacun voulant augmenter sa part sur un marché qui est limité et qui se rétrécit avec la généralisation de l’austérité, tout le monde ne peut gagner. On l’a vu en Allemagne avec la stratégie non coopérative mise en œuvre dans les années 2000. En exerçant une forte pression sur les salaires, l’Allemagne a augmenté ses 
exportations, mais au détriment des autres pays de l’UE, y compris la France. Et cela a été aussi catastrophique pour les travailleurs allemands : il y a eu affaiblissement de la consommation des ménages, donc de la demande, et au final une récession plus forte outre-Rhin qu’en France, et la précarité et la pauvreté se sont développées, avec, notamment, les “emplois à deux euros”. On n’a pas besoin d’un “choc” de ce genre, mais d’un nouveau mode de développement répondant aux besoins sociaux. »


  • Changer de mode de développement
« Pour sortir de la crise, il faut changer de mode de développement. Plusieurs leviers pour cela. Si on pense que la crise résulte de la dévalorisation du travail, la clé pour en sortir est de revaloriser le travail. Cela revêt plusieurs dimensions : l’emploi, et l’emploi qualifié en particulier, les salaires, les conditions et le contenu du travail. Pourquoi toujours chercher de la flexibilité du côté du travail ? La rentabilité exigée par les marchés financiers est considérée comme intouchable, et il faudrait moduler le social en fonction de cette exigence : voilà ce qu’il faut inverser. Deuxième levier : la promotion de l’investissement productif, pris au sens large,– les équipements mais aussi l’immatériel, la R&D, la qualification des salariés. Pour ces deux objectifs, il faut se poser la question du financement : comment changer la logique de l’intervention des banques, qui doit être la promotion de l’investissement productif, de l’emploi qualifié, de la recherche ? On voit l’importance d’avoir un pôle financier public. Le taux de change de l’euro est également un facteur important. Toutes ces questions renvoient aussi aux objectifs et au fonctionnement de la Banque centrale européenne. Il faut aussi réformer la fiscalité, en sorte que l’impôt sur les sociétés pénalise les entreprises qui privilégient le versement de dividendes, plutôt que l’investissement productif. Ici aussi des coordinations sont indispensables au niveau européen. Enfin, si la politique économique peut créer un cadre favorable, la stratégie des entreprises compte autant. Il est donc important que les travailleurs puissent intervenir sur les choix de gestion des entreprises afin qu’elles répondent aux exigences de la société. »

propos recueillis par Yves Housson

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