samedi 16 février 2013

« Si je déclare mon accident du travail, je perds 250 euros ! »



Spie Batignolles, poids lourd du BTP français, se vante d’avoir mis en place avant tout le monde une politique de « zéro accident du travail ». Ses chantiers affichent des taux deux fois inférieurs à la moyenne du secteur. En fait, tout est fait pour inciter les salariés accidentés à garder le silence, comme le prouvent des documents internes que nous publions.

C’est le genre de publicité dont Spie Batignolles se serait volontiers passé. Le 4 février, un ancien salarié du groupe a porté plainte devant les prud’hommes de Boulogne-Billancourt. Son avocat accuse ce poids lourd du BTP (2,1 milliards d’euros de chiffre d’affaires, 8300 salariés) d’avoir mis sur pied un véritable « système » de dissimulation des accidents du travail. L’histoire est aussi simple que brutale. Embauché comme coffreur dans une filiale du groupe en novembre 2010, le salarié est déclaré inapte par la médecine du travail moins d’un an après. Motif ? Une dégénérescence des tendons au coude droit. En mars 2012, il finit par être mis à la porte de l’entreprise, après avoir refusé un nouveau poste à 200 kilomètres de son domicile. Selon son avocat, la principale faute du coffreur aura été de déclarer à la CPAM (caisse primaire d’assurance maladie) sa maladie professionnelle…

A Spie Batignolles, pourtant, on ne plaisante pas avec la sécurité des salariés. C’est du moins ce qu’affirme le groupe, qui se vante d’avoir mis en place dès 2001 une politique de « zéro accident » sur ses chantier. Depuis, ces derniers affichent généralement des statistiques exemplaires : en général, Spie revendique des taux d’accidents deux à quatre fois inférieurs à la moyenne de ses concurrents. Impressionnant, dans un secteur qui compte plus de 100 000 accidents du travail par an et où un ouvrier meurt tous les trois jours. Ces chiffres flatteurs font d’ailleurs régulièrement l’objet de cérémonies, au cours des quelles le groupe remet lui-même des trophées à ses filiales les plus méritantes.

Pourtant, les syndicats dénoncent depuis des années les méthodes pratiquées par le groupe pour atteindre l’excellence. « Quand un salarié est accidenté, tous les moyens sont bons pour l’inciter à ne pas se déclarer, assure Bruno Cornet, responsable à la FNSCBA*-CGT. Un responsable sécurité vient le voir, lui conseille de se reposer quelques jours chez lui, en lui assurant que l’entreprise le paiera pendant ce temps. En cas de refus, le ton se fait plus menaçant : on explique au gars qu’il n’aura plus jamais d’augmentation ou qu’on lui fera faire systématiquement le sale boulot sur les chantiers ». Najib, délégué travaillant sur un chantier à Toulouse, renchérit : « Un gars s’est fait une déchirure à l’épaule en décembre. Au lieu de le déclarer, il est resté chez lui deux semaines. Et aujourd’hui, il va devoir se faire opérer ! »

Joint par l'Humanité, le groupe nie catégoriquement avoir recours à ce genre de pratiques et dénonce des "amalgames peu sérieux". Mais certains documents mettent à mal la communication de l’entreprise exemplaire. La note interne envoyée par cette filiale en novembre 2011 (voir ci-dessous) annonce clairement la couleur : si un salarié a le malheur de déclarer son accident du travail, tous ses collègues seront privés de primes. « Le chantage est très simple, résume cet ouvrier. Quand on déclare un accident, on peut perdre jusqu’à 250 euros de primes en fin de chantier ! Du coup, les gars eux même font pression sur leurs collègues, pour qu’ils la bouclent… »

La direction n’hésite pas non plus à contester les accidents du travail les plus tragiques. Le 31 août 2011, un technicien est grièvement blessé sur un chantier du groupe en manipulant des cellules électriques. Héliporté en catastrophe vers un hôpital, il manque de perdre la vie. Deux jours après, la direction envoie un courrier à la CPAM d’Evry pour se dédouaner : si le salarié s’est blessé, c’est entièrement sa faute, explique-t-elle en substance. (voir le document ci-dessus)

Pour l’entreprise, l’intérêt d’une dissimulation est double. Un faible taux d’accidents lui permet de décrocher des contrats publics plus facilement, mais également de faire de substantielles économies : son taux de cotisations AT-MP** diminue d’autant. Peut être l’affaire plaidée à Boulogne-Billancourt incitera-t-elle l’entreprise à changer de discours. Les prud’hommes rendront leur verdict en avril.

*Fédération nationale des salariés de la construction, bois et ameublement.
**Accident du travail –Maladie professionnelle. Les entreprises cotisent à la sécu pour couvrir les frais entraînés par les accidents du travail. Plus une entreprise déclare d’accident, plus sa facture est élevée.
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Documents à télécharger: 
Une note interne sur d'éventuelles suppressions de primes
Courrier de la direction de Spie à la CPAM

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