Si ce n’était le reste, tout le reste, le démantèlement de la durée du temps de travail, les attaques contre les retraites, contre l’école, et ce qui fait depuis un an l’ordinaire de notre actualité, et si l’on n’avait d’yeux que pour les pêcheurs et les camionneurs, on pourrait presque croire que Nicolas Sarkozy s’est converti au social. Les petits patrons de Concarneau ou du Guilvinec pourraient même trouver un peu de réconfort dans les promesses du président de la République. Oui, au fond, pourquoi ne pas suspendre le prélèvement de la TVA sur le prix des produits pétroliers pour alléger le fardeau de ceux qui subissent de plein fouet la hausse du brut ? L’ennui, c’est que Nicolas Sarkozy n’ignore pas que sa proposition n’a pas l’ombre d’une chance d’être reprise par Bruxelles. Sans vergogne, il refait aux pêcheurs le coup de Gandrange. On se souvient que, le 4 février, le même avait promis une subvention de l’État pour empêcher la fermeture du site mosellan d’ArcelorMittal, au mépris des règles communautaires (la fameuse « concurrence libre et non faussée » à peine relookée dans le traité de Lisbonne) pour lesquelles, par ailleurs, il milite ardemment. La démagogie décidément n’a pas de bornes. Elle n’a pas non plus de frontières. Car le veto européen aux propositions françaises se pare de vertus pédagogiques non moins hypocrites : « Il ne saurait être question de mettre en place face à la flambée des prix pétroliers des contre-mesures fiscales d’ordre général », a répété lundi le président de l’Eurogroupe, Jean-Claude Junker.
C’est que la règle européenne en pareille situation a été édictée une fois pour toutes dans la déclaration dite « de Manchester » de septembre 2005. Elle tient en trois mots rappelés ces jours-ci en chœur par les ministres allemand, espagnol et néerlandais des Finances : « Ne pas intervenir. » L’ultralibéralisme ici a beau jeu : si l’on veut réduire la consommation de pétrole, il ne faut surtout pas toucher à la TVA. On nous suggère au contraire une sorte de pédagogie du pétrole cher. D’un côté, le libéral qui prend des poses protectionnistes auxquelles il ne croit pas un instant. De l’autre, une Europe soucieuse d’éduquer « le peuple » — et lui seul — à consommer moins. Deux faces du libéralisme. Deux visages de Tartuffe. Mais derrière ce jeu de rôle, ou, si l’on préfère, cette fausse opposition, il y a un conflit bien réel entre social et écologie, qui ne peut se dénouer dans le cadre du libéralisme. Et c’est la grande affaire de notre époque. L’écologiste, au risque de passer pour un « petit-bourgeois » affranchi des pesanteurs matérielles ou pour un intellectuel éloigné des réalités, ne saurait faire la leçon aux pêcheurs, stigmatisés comme pollueurs professionnels et pilleurs de poissons. Pour autant, sa vérité d’écologiste ne peut plus être ignorée. Elle ne peut même plus être différée. La hiérarchie dans le temps qui permettait, il y a quelques décennies encore, de dire « le social d’abord » ne peut plus être justifiée aujourd’hui en regard de ce que l’on sait de la crise écologique.
Il faut les deux, et les deux en même temps. Accessoirement, c’est le grand défi d’une gauche authentiquement sociale et écologiste que de se nourrir de ces deux cultures, et de les faire fusionner dans l’action. Cette conciliation-là suppose toutes les réconciliations politiques et la recherche de toutes les convergences. Nous sommes là au cœur du débat sur notre appel et à la croisée des chemins des personnalités d’origine politique diverse qui l’ont signé. L’affaire du pétrole cher mêle les deux crises. Elle nous interpelle simultanément sur les deux terrains. Il ne s’agit plus de crises conjoncturelles, mais de mutations profondes qui ne peuvent s’accomplir dans le cadre du libéralisme. Yves Cochet n’exagère pas le moins du monde en soulignant la nécessité de mettre rapidement en place « une véritable économie de guerre, planifiée, équitable et démocratique » pour aider les premières victimes de la crise, faciliter les reconversions, stimuler la recherche et la production d’énergies nouvelles. Mais comment ce programme pourrait-il s’accommoder d’une Europe dont la devise est : « Ne pas intervenir » ? Et comment ce système pourrait-il consentir à taxer les profits des compagnies pétrolières, comme le préconise à juste titre Geneviève Azam ? Ce que peut le discours libéral, en revanche, c’est abuser le monde. La Commission européenne ne veut pas entendre parler de mesures fiscales, mais elle évoque « des propositions autour de la taxation des compagnies pétrolières ». Les mêmes mots, ou presque, pour dire une chose et son contraire.
PAR DENIS SIEFFERT
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