Dans les écoles de sciences politiques, on étudiera sans doute longtemps « le coup du 75% ». Un coup électoral
de génie, relevant à la fois de la prise de judo et de l'uppercut,
administré sèchement par un candidat socialiste du début du XXIe siècle, François Hollande.
En une phrase, une seule, il a cassé l'entrée en campagne, pourtant
tonitruante et savamment préparée, de son adversaire Nicolas Sarkozy. Ce
dernier avait décidé de se lancer en se présentant comme « le candidat
du peuple » face au socialiste élitiste. Hollande a alors proposé de
taxer à 75% les revenus qui dépassent un million d'euros par an.
Le chiffre, provocateur, a immédiatement saturé le débat public et a
forcé Sarkozy et ses fidèles à se récrier : au secours, cet amateur de
Hollande va faire fuir les riches !
Il ne restait plus au socialiste que de ramasser la mise : eh oui ! Le
prétendu « candidat du peuple » n'a pas changé, c'est toujours le
candidat du Fouquet's.
Sur TF1, mardi soir, Nicolas Sarkozy a tenté de démontrer qu'il n'était pas « le Président des riches ». Mais c'est bien trop tard.
Dans cette passe d'armes, Hollande est sûr de gagner, tant la « passion ardente pour l'égalité » (Tocqueville) est grande en France. François Hollande, dès le discours du Bourget, appuyant sur le point faible de son adversaire, a placé sa campagne sous cette étoile-là :
« Chaque nation a une âme. L'âme de la France, c'est égalité. »
Ce que Nicolas Sarkozy n'a pas compris à temps, c'est que la France
souffre de cette dégradation de l'égalité, ce ciment de la République.
Là réside une grande part de son impopularité. Depuis les années 80, une
caste de Français très aisés capte avec bonheur les quelques fruits de
la croissance, pendant que la majorité des Français souffre de maux
sociaux croissants : chômage, précarité, faible pouvoir d'achat,
difficultés de logement, retraites rognées...
Loin de s'attaquer au problème pendant son quinquennat, le Président a accéléré ce délitement. Comme le montre l'étude du think tank de gauche Terra Nova (immédiatement contestée par l'UMP), les ménages aisés ont reçu 18,5 milliards d'euros dans le cadre des redistributions fiscales opérées par ce gouvernement.
Les prétendues vertus des inégalités
Ces politiques inégalitaires s'appuient sur une idéologie très en vogue dans les années 80 (à droite et chez la gauche libérale de l'époque)
et dont Sarkozy est le plus parfait représentant. Selon ce courant de
pensée libérale, seule l'égalité des droits serait légitime. La passion
égalitaire française, en revanche, serait un frein au dynamisme du pays,
voire à sa vitalité démocratique.
Cette quête d'égalité serait une vieille illusion révolutionnaire et jacobine (quand elle ne serait pas un héritage de la Terreur)
et il conviendrait de combattre (et donc d'accepter les inégalités)
pour que la France rejoigne les rangs des nations occidentales modernes
et civilisées. L'idée, c'est que l'envie (et le désir d'acquisition) est
le moteur du capitalisme. Pas d'inégalités, pas d'envie ; pas d'envie,
pas de croissance ; pas de croissance, pas de bien-être.
A plusieurs reprises, Nicolas Sarkozy a déclaré
que la France devait « régler ses comptes vis-à-vis de l'argent ». Et
lorsque, cette semaine, il contre-attaque sur le thème « Hollande veut
moins de riches, moi, je veux moins de pauvres », c'est aussi une façon
de dire qu'il s'accommode des inégalités créées par l'enrichissement.
Une idéologie complètement déphasée
Aujourd'hui, à la différence des années 80, ces arguments libéraux
sont inaudibles, même au sein l'électorat de droite. Jacques Chirac l'a
bien compris dès 1995, écrabouillant le libéral Edouard Balladur sous sa
campagne contre « La fracture sociale ».
L'un des conseillers de Sarkozy, le très républicain Henri Guaino, l'a compris aussi, lui qui considère,
à l'instar de son mentor Philippe Séguin, que « l'égalité est la clé
de voûte de la fraternité, qui est la condition nécessaire à la
liberté ». Comme il doit souffrir, Guaino, aujourd'hui, en voyant son
Président faire campagne sur la viande halal et le risque de fuite des riches ! N'y a-t-il pas de quoi perdre ses nerfs ?
Nicolas Sarkozy, lui, n'a jamais vraiment saisi l'importance de cet
ADN égalitaire de la France. En menant sans scrupule une politique
fiscale ouvertement inégalitaire, il a ouvert un boulevard à la gauche,
perdant une par une toutes les élections organisées sous son
quinquennat.
L'historien Emmanuel Todd peut résumer la campagne actuelle comme « un
affrontement entre égalité et inégalité » qui revient, puisque
l'égalité est au cœur de la culture française, à « un affrontement entre
normalité et pathologie ». A la lumière de
cette analyse, il n'est pas étonnant que Hollande ait choisi d'axer sa
campagne à la fois sur la « normalité » et sur « l'égalité ».
Comme l'a bien montré Pierre Rosanvallon dans son dernier ouvrage,
« La Société des égaux », la France, pendant l'essentiel du XXe
siècle, a vu ses inégalités décroître grâce à l'instauration de l'impôt
sur le revenu, la création de la sécurité sociale, les droits des
femmes, le salaire minimum, le RMI, etc.
La « normalité », c'était en France la construction progressive d'une
société plus égalitaire et plus juste. La « pathologie », c'est le
détricotage rapide et brouillon de cette œuvre collective. Il est temps
d'en sortir.
Le site : Rue89.fr
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